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Cartes Pokémon tokenisées : bulle crypto ou nouveau Graal des collectionneurs ?

Cartes Pokémon tokenisées : bulle crypto ou nouveau Graal des collectionneurs ?

Les cartes Pokémon ont toujours fait rêver. Pour certains, elles rappellent la cour de récré, pour d’autres, elles sont devenues un véritable actif de collection, parfois même d’investissement.
Mais en 2025, un nouveau phénomène secoue ce monde déjà bien rodé : la tokenisation. En clair ? Vos cartes préférées ne sont plus rangées dans des classeurs ou scellées sous plastique, elles sont désormais stockées dans des coffres et représentées sous forme de NFT (jetons numériques) échangeables en ligne.
Ce virage numérique ne fait pas que moderniser la collection : il la bouleverse complètement. Car cette nouvelle économie s’appuie sur la blockchain, attire des milliers de nouveaux acheteurs, fait exploser les volumes d’échange... et suscite de nombreuses controverses. L’essor fulgurant de plateformes comme Collector Crypt, Courtyard ou Phygitals, et le lancement du token CARDS – qui a vu sa valorisation multipliée par six en moins de 24h – posent une question centrale : assiste-t-on à une révolution du marché des cartes Pokémon... ou à la formation d’une bulle spéculative alimentée par la hype crypto ?

Tokenisation de cartes Pokémon : comment ça marche ?

À première vue, rien ne distingue une carte Pokémon tokenisée d’une carte classique. Et pourtant, en coulisses, tout change.
La tokenisation consiste à prendre un objet réel — ici, une carte Pokémon physique — et à le transformer en un actif numérique unique enregistré sur une blockchain, grâce à un NFT (non-fungible token). L’idée ? Offrir un certificat de propriété inviolable, traçable, et échangeable à tout moment en ligne, même si la carte reste physiquement enfermée dans un coffre.

Ce processus repose sur plusieurs étapes techniquement rigoureuses mais commercialement séduisantes.
D’abord, la carte doit être gradée par un organisme reconnu comme PSA, BGS ou CGC. Ces entités attribuent une note de 1 à 10 en fonction de l’état de la carte (surface, centrage, coins, bords). Cette gradation permet de standardiser la qualité et donc... la valeur marchande.

Ensuite, la carte est stockée dans un entrepôt sécurisé — souvent géré par la plateforme elle-même ou un prestataire partenaire. Une fois cette étape validée, la plateforme crée un NFT unique correspondant à cette carte précise. C’est ce NFT que l’utilisateur achète, vend ou échange, comme un titre de propriété numérique. Dans certains cas, l’utilisateur peut choisir de “brûler” ce NFT pour récupérer physiquement la carte.

Ce modèle séduit par sa promesse : libérer la collection physique des contraintes physiques. Plus besoin d’envoyer ses cartes par La Poste, de craindre l’humidité ou les vols. En théorie, chaque carte devient un actif liquide, sécurisé, échangeable 24h/24 et 7j/7 dans le monde entier... mais à quel prix ?

Un marché en pleine effervescence

Depuis le début de l’année 2025, le marché des cartes Pokémon tokenisées a littéralement explosé.
En août, les échanges sur les plateformes spécialisées ont atteint 124,5 millions de dollars, un chiffre en hausse de 550% depuis janvier.
Pour un secteur aussi jeune, c’est colossal.
Cette croissance fulgurante s’explique par un mélange d’enthousiasme techno-financier, de marketing agressif, et de mécaniques de jeu addictives. Trois acteurs dominent actuellement ce marché.

Collector Crypt (Solana)

Le leader incontesté, Collector Crypt, concentre plus de 95% des parts de marché.
Depuis janvier, la plateforme a généré plus de 150 millions de dollars de volume d’échange. Son modèle s’appuie sur une offre ultra-intégrée : gradation, stockage, création du NFT, revente, tout est centralisé.
Elle a aussi lancé son propre token, CARDS, qui a vu sa valorisation multipliée par 6 en 24 heures après son lancement le 29 août 2025.

Courtyard (Polygon)

Deuxième acteur majeur, Courtyard propose un modèle axé sur la transparence et la liquidité. Sa promesse phare ? Un système de rachat 1:1 des cartes tokenisées, avec une garantie de reprise à 90% de leur valeur de marché, évaluée en fonction des prix eBay.
En août, elle a traité plus de 78,4 millions de dollars de volume, et revendique plus de 400 millions de dollars d’échanges cumulés sur les cartes Pokémon.

**Phygitals **

Phygitals se positionne sur une niche : des cartes très rares, souvent exotiques, associées à des expériences physiques ou événementielles. Moins mainstream, mais en croissance, avec 17,4 millions de dollars échangés récemment.

Mais derrière cette croissance impressionnante, un mécanisme intrigue — voire inquiète — les observateurs : la mécanique gacha.

La mécanique gacha : innovation ou casino déguisé ?

S’il y a bien un élément qui alimente à la fois l’engouement et les critiques autour de ces plateformes, c’est leur utilisation de la mécanique gacha.
Inspirée des distributeurs japonais et des loot boxes dans les jeux vidéo, cette méthode repose sur un principe simple : vous payez une somme fixe, et recevez en retour un objet aléatoire, avec une chance très faible d’obtenir un objet de grande valeur.

Sur les plateformes comme Collector Crypt, cela se traduit par des packs numériques vendus autour de 25 dollars, donnant droit à une carte Pokémon tokenisée tirée au sort.
Les chances d’obtenir une carte très précieuse sont infimes — souvent moins de 0,2%.
À l’inverse, la majorité des utilisateurs recevront des cartes d’une valeur inférieure à leur mise initiale. Pourtant, l’attrait du jackpot suffit à inciter des milliers d’acheteurs à tenter leur chance. Chaque semaine, ce mécanisme génère 5,7 millions de dollars de dépenses rien que sur Collector Crypt, pour 666 000 dollars de revenus nets.

Des mécaniques proches du jeu d’argent

Ce fonctionnement n’est pas sans rappeler les jeux de hasard.
Des chercheurs et des psychologues ont pointé les similitudes troublantes entre les systèmes gacha et les casinos :

  • l’aspect aléatoire contrôlé joue sur l’effet de surprise et d’excitation.
  • le phénomène du quasi-gain (recevoir une carte “presque rare”) pousse à rejouer.
  • la valeur monétaire fluctuante des cartes renforce l’impression de miser.
  • le tout est renforcé par des effets visuels, des animations, et un vocabulaire emprunté aux jeux (paliers de rareté, jackpots, exclusivités temporelles…).

Certains pays, comme la Belgique ou les Pays-Bas, ont déjà interdit les loot boxes dans les jeux vidéo, les assimilant à des formes déguisées de jeu d’argent.
La mécanique gacha utilisée ici, bien que transposée au monde des cartes à collectionner, soulève des préoccupations similaires, surtout lorsque ces plateformes attirent un public jeune ou peu averti.

Des garanties qui masquent l’aléatoire

Pour se protéger des critiques, les plateformes mettent en avant des systèmes de rachat : Collector Crypt ou Courtyard s’engagent à reprendre certaines cartes jusqu’à 90% de leur valeur estimée. Mais cette promesse repose sur des modèles économiques fragiles, très dépendants d’une croissance continue du marché. Que se passera-t-il en cas de ralentissement ou de chute des prix ? Ces garanties tiendront-elles si tout le monde souhaite revendre en même temps ?

L’adoption limitée chez les vrais collectionneurs

Au-delà des volumes et des promesses marketing, une question essentielle subsiste : qui achète réellement ces cartes Pokémon tokenisées ? Car si les chiffres impressionnent, ils ne traduisent pas pour autant une adoption massive par la communauté historique des collectionneurs.
Bien au contraire, les retours des forums spécialisés, des groupes Facebook ou des discussions sur Cardmarket sont unanimes : la tokenisation ne séduit pas les passionnés du monde physique.

Les raisons d’un désintérêt profond

Pour un collectionneur aguerri, la dimension matérielle d’une carte est essentielle. Il ne s’agit pas d’un objet à valeur spéculative : la joie de la possession physique, le plaisir de manipuler ses cartes, de les exposer, de les trier et de les montrer, est incompatible avec la froideur d’un NFT. Même parfaitement gradée, même bien stockée dans un coffre, une carte que l’on ne peut ni voir ni toucher perd une partie de son âme.

Autre frein majeur : la tarification sur les plateformes tokenisées. De nombreuses analyses ont montré que les cartes vendues sous forme de NFT sont surévaluées par rapport à leur équivalent physique.
Ce “premium tokenisé”, censé compenser le coût du stockage, de la gradation et de l’intermédiation, décourage les acheteurs traditionnels qui préfèrent des circuits comme Cardmarket, eBay ou les conventions physiques, où les prix sont plus en phase avec la réalité du marché.

Une collection sans collectionneurs ?

Ce paradoxe est au cœur du malaise : alors que la technologie propose une version supposément plus moderne et plus “efficiente” de la collection, elle peine à toucher sa cible historique.
Ce sont donc surtout des spéculateurs crypto, des investisseurs à court terme ou des curieux de la blockchain qui animent les échanges. Mais pour combien de temps ? Et surtout, sans l’implication des collectionneurs passionnés, cette économie peut-elle prétendre à une légitimité culturelle durable ?

Des risques techniques et réglementaires bien réels

Derrière la vitrine brillante des interfaces web 3.0 et des NFT scintillants, le modèle de la tokenisation cache une fragilité structurelle, à la fois technique et juridique. Et ces failles pourraient bien poser de sérieux problèmes aux utilisateurs dans un avenir proche.

La dépendance aux plateformes

Le système repose sur une centralisation cachée : même si le NFT est décentralisé sur blockchain, la carte physique est stockée par un tiers. Cela signifie que, si la plateforme fait faillite, change de politique, ou disparaît, l’accès à votre carte devient compromis. Vous ne possédez pas directement l’objet, mais un lien de confiance avec un acteur privé — ce que l’univers crypto prétend justement vouloir éviter.

Ce risque de contrepartie est rarement mis en avant par les plateformes, qui préfèrent insister sur la “sécurité” du stockage ou sur la “traçabilité” offerte par la blockchain. Mais dans les faits, tout repose sur une infrastructure centralisée : entrepôts, prestataires de gradation, prestataires blockchain…
Une chaîne logistique complexe, avec de multiples maillons faibles.

La menace d’une régulation brutale

Côté juridique, le cadre est tout aussi incertain.
Aux États-Unis, la SEC (Securities and Exchange Commission) a récemment considéré que certains NFT sont assimilables à des “securities” (valeurs mobilières). Cela signifie qu’ils doivent se soumettre aux règles financières strictes : déclarations, enregistrements, audits… Plusieurs projets NFT ont déjà été sanctionnés à hauteur de plusieurs millions de dollars pour ne pas avoir respecté ces obligations.

Et si demain les cartes Pokémon tokenisées tombaient elles aussi sous cette définition ? Cela pourrait entraîner :

  • des restrictions géographiques, avec un accès bloqué dans certains pays
  • la fermeture brutale de certaines plateformes, incapables de se mettre en conformité
  • le gel des actifs numériques, avec des conséquences lourdes pour les détenteurs de NFT

En France, Bercy et l’AMF observent également ce marché de près. Et si jusqu’à présent la collection a été considérée comme un hobby, la monétisation numérique massive pourrait changer la donne.

Quel avenir pour la tokenisation Pokémon ?

Malgré ses zones d’ombre, la tokenisation n'est pas un simple coup de bluff technologique. Elle s’inscrit dans une tendance plus large qui dépasse le cadre du jeu ou de la collection : celle des Real World Assets (RWA), ou actifs du monde réel tokenisés.
En 2025, ce marché est déjà estimé à 24 milliards de dollars, avec des projections hallucinantes atteignant 30 000 milliards d’ici 2034.

Une promesse de modernisation

Dans sa version idéale, la tokenisation offre de véritables avantages :

  1. une liquidité permanente, sans contrainte horaire ni frontière géographique ;
  2. un fractionnement facilité, permettant à plusieurs personnes de posséder une part d’une carte rare très chère ;
  3. une traçabilité parfaite, chaque transaction étant enregistrée de manière immuable sur la blockchain ;
  4. une transparence des cotes et des historiques de propriété, bien au-delà de ce que permet le marché physique actuel.

Mais ces avantages ne se concrétisent que si plusieurs conditions sont réunies : une base d’acheteurs actifs, une stabilité des plateformes, une confiance dans la qualité des cartes tokenisées, et surtout une adhésion des collectionneurs traditionnels. Et c’est là que le bât blesse.

Trois scénarios pour l’avenir

Scénario optimiste : la convergence des mondes

Dans cette vision, le marché mûrit, les excès spéculatifs sont régulés, et les collectionneurs traditionnels finissent par adopter la tokenisation — notamment pour les cartes les plus chères ou les plus difficiles à sécuriser physiquement. Les plateformes gagnent en transparence, les prix se stabilisent, et la technologie devient un outil au service de la passion, et non de la pure spéculation.

Scénario pessimiste : l’éclatement de la bulle

La spéculation atteint un point de non-retour. Les plateformes les plus exposées s’effondrent, des scandales éclatent, la régulation s’intensifie, et les utilisateurs perdent confiance. Le marché s’effondre, laissant de nombreux NFT sans valeur et des investisseurs avec des actifs invendables. Les collectionneurs se replient définitivement sur le monde physique.

Scénario probable : une coexistence durable mais cloisonnée

C’est le scénario le plus réaliste à court terme : une coexistence entre deux écosystèmes qui s’ignorent. D’un côté, les collectionneurs traditionnels, attachés au carton, au plastique et à la nostalgie. De l’autre, les spéculateurs numériques, attirés par la technologie, la liquidité et les mécaniques de rareté. Les deux systèmes vivent en parallèle, avec quelques passerelles, mais sans jamais vraiment fusionner.

La tokenisation des cartes Pokémon se présente comme une révolution technologique, capable de transformer un loisir d’enfance en actif numérique traçable et échangeable. Sur le papier, l’idée est séduisante : sécurité, accessibilité mondiale, automatisation. Mais dans les faits, cette nouvelle économie repose encore largement sur des mécaniques spéculatives, des effets de mode et une adoption extrêmement limitée dans la communauté des collectionneurs historiques.
Car au fond, collectionner, ce n’est pas seulement investir. C’est posséder, ressentir, manipuler, contempler. C’est feuilleter un classeur avec ses enfants, montrer une carte holographique sous une lumière tamisée, ou retrouver par hasard un vieux deck dans un tiroir. Autant de gestes que la blockchain ne peut pas reproduire.
À l’inverse, pour certains, le monde physique est un frein : logistique, risques de perte, lenteur des échanges. La tokenisation répond alors à une logique plus moderne, plus fluide, mais aussi plus abstraite, plus froide.

Le marché devra donc choisir : veut-il séduire les passionnés ou les investisseurs ? Les deux à la fois ? Pour réussir, il lui faudra dépoussiérer ses pratiques commerciales, clarifier son modèle juridique et surtout, rétablir un pont émotionnel entre technologie et collection. Car pour que Pikachu passe sur la blockchain sans perdre son âme, encore faut-il que la passion reste au cœur du jeu.