Folie Pokémon : 5 ans de spéculation et de files d’attente

À première vue, ce ne sont que de simples cartes cartonnées, illustrées de créatures colorées. Pourtant, entre 2020 et 2025, les cartes Pokémon ont transformé les rayons des supermarchés en champs de bataille et les salles de ventes en arènes de spéculation. Ce qui n’était qu’un loisir nostalgique pour certains est devenu un marché mondial hyperactif, où les files d’attente se forment à l’aube, les stocks s’évaporent en minutes, et les prix atteignent des sommets comparables à ceux de l’art contemporain ou des crypto-monnaies.
Dans ce contexte, difficile de distinguer les véritables passionnés des opportunistes, les enfants collectionneurs des adultes spéculateurs.
2020–2025 : cinq années de surchauffe mondiale
Le premier confinement comme point d’allumage
Tout commence au printemps 2020. Alors que la planète entière vit au rythme du confinement, Twitch devient un refuge numérique et une scène d’expression.
Des influenceurs tels que Logan Paul, en Amérique, ou Michou, en France, diffusent en direct l’ouverture (unboxing) de boosters Pokémon. Le phénomène explose : les vues se comptent en millions, les commentaires affluent, les prix s’envolent.
Sur eBay, les recherches liées aux cartes Pokémon sont multipliées par cinq. L’achat de paquets est à la fois un geste empreint de nostalgie et un pari spéculatif, et s'ancre dans l’émotion collective d’une époque figée.
Une hype entretenue, un marché qui s’emballe
L’année 2021 marque un tournant décisif : Pokémon célèbre son 25ᵉ anniversaire avec des produits commémoratifs, des concerts virtuels et une vague d’extensions qui ravivent la flamme chez les fans de la première heure.
Mais c’est surtout sur le marché secondaire que l’explosion se mesure. Des ventes records, comme celle d’un Charizard 1ʳᵉ édition Shadowless à plus de 420 000 dollars, attirent les regards des investisseurs. Le JCC devient un actif.
L’arrivée de bots d’achat automatisés et de serveurs Discord spécialisés achève de transformer une passion de niche en marché ultra-tendu.
Pourtant, même en annonçant une production de 9,7 milliards de cartes sur la saison 2023–2024, The Pokémon Company ne parvient pas à juguler la pénurie : les rayons restent désespérément vides, et les nouvelles extensions provoquent des ruées sans précédent.
Portrait du scalper moderne
Des méthodes industrielles pour un gain immédiat
Le scalper de 2025 n’est plus un simple opportuniste isolé. Il est organisé, équipé et coordonné.
À l’ouverture des magasins ou des ventes en ligne, il agit à la seconde près. Grâce à des bots de scraping, il surveille les mises en ligne de produits sur les sites des grandes enseignes comme Carrefour, JouéClub ou Micromania.
Sur Discord, il échange en temps réel avec d’autres scalpers, mutualise les stocks, partage des alertes d’approvisionnement, et optimise les stratégies d’achat.
Ces communautés fonctionnent comme des réseaux d’achat groupé, capables de vider les stocks d’un site en quelques secondes.
La carte Pokémon est devenue une ressource volatile à capter avant les autres – un réflexe d’arbitrage proche du trading algorithmique.
Un marché parallèle assumé avec cynisme et rentabilité
L’objectif est simple : acheter pour revendre immédiatement, avec des marges allant souvent de 100 à 300%.
Par exemple, un coffret Élite acheté 60 € peut se revendre 150 € dans la journée sur Vinted, LeBonCoin ou Cardmarket.
Le scalping, devenu rentable à court terme, est même exploité par certaines boutiques : des « bundles scalpeur » sont proposés à prix gonflés, mêlant rareté artificielle et clin d’œil moqueur aux pratiques spéculatives.
Ce second degré assumé masque à peine une réalité plus brutale : la pénurie organisée devient un levier commercial.
Dans ce climat, les collectionneurs réguliers peinent à accéder à des produits sans passer par la revente, et les jeunes publics, pourtant cibles naturelles du JCC, sont de plus en plus exclus du circuit officiel.
Un cas symbolique de cette dérive spéculative est celui de Gary Haase, alias King Pokemon, collectionneur dont la passion a rapidement pris une tournure commerciale.
Une altercation publique a notamment agité la communauté lorsque Gary aurait déclaré préférer effacer la signature de l’artiste Mitsuhiro Arita sur une carte plutôt que de “gâcher” sa valeur financière – un geste perçu comme dédaigneux à l’égard de l’artiste.
Sur Reddit, un utilisateur résume la controverse entre King Pokemon et la YouTubeuse Frosted Caribou :
« Gary “King Pokémon” Haase is a long‑time Pokemon collector and investor… He’s using his large influence in the hobby to manipulate the market for his own gain. »
Ce passage illustre à quel point certains collectionneurs-influenceurs jouent un rôle actif — et critiqué — dans la montée de la spéculation.
Terrain miné : tensions et débordements en magasin
Des rayons vides, des clients sur les nerfs
Au fil des sorties, les scènes surréalistes se multiplient.
Le 7 février 2025 à Auchan Bagnolet, plus de 300 personnes attendent dès 5h du matin sous la pluie pour tenter d’obtenir un coffret Évolutions Prismatiques. L’enseigne impose un quota strict : un coffret par personne.
Résultat : rupture en 25 minutes, et des tensions palpables dans la file.
En janvier, en pleine sortie de la Blooming Waters Premium Collection, une bagarre éclate dans un magasin Costco de Los Angeles entre plusieurs adultes, filmée et massivement relayée sur TikTok.
Le phénomène n’est pas nouveau : dès 2021, Target suspendait les ventes physiques de cartes Pokémon aux États-Unis après une altercation armée.
Ces incidents soulignent l’extrême nervosité autour des produits JCC, devenus objets de convoitise, voire de conflit.
Une pénurie alimentée par la peur de manquer
Derrière ces scènes extrêmes se cache un phénomène bien connu des économistes : la rareté perçue.
Chaque extension Pokémon est devenue un événement anxiogène, où le premier arrivé est le seul servi.
Cette peur de passer à côté (FOMO) – alimentée par les scalpers et amplifiée par les réseaux sociaux – pousse les consommateurs à anticiper, à camper devant les magasins ou à se ruer sur les précommandes, souvent prises d’assaut en quelques minutes.
Certaines familles racontent avoir dû visiter quatre ou cinq enseignes en une matinée pour trouver ne serait-ce qu’un booster.
Dans ce climat de tension permanente, les magasins adaptent leur organisation logistique, parfois jusqu’à renforcer la sécurité ou cacher temporairement les stocks avant l’ouverture.
Un marché parallèle à l’or ou aux Lego ?
Quand une carte rivalise avec une montre de luxe
La montée en flèche des prix de certaines cartes Pokémon les propulse dans la sphère des actifs alternatifs prisés, aux côtés des sneakers de collection, des Lego rares ou même des montres suisses.
En 2021, la vente d’une Pikachu Illustrator PSA 10 pour 5,275 000 dollars – achetée et portée par Logan Paul lors d’un match de boxe – a marqué les esprits comme un tournant culturel et financier.
Des Charizard 1ʳᵉ édition Shadowless atteignent régulièrement les 300 000 à 400 000 dollars, tandis que des cartes plus récentes, bien que gradées impeccablement, dépassent les 10 000 euros dès leur sortie, si elles combinent rareté et désirabilité.
Les investisseurs, parfois extérieurs à l’univers Pokémon, y voient un produit de diversification, liquide, valorisable, et soumis aux mêmes dynamiques spéculatives qu’un bien d’art contemporain.
Le grading : la carte comme produit financier
La clé de cette transformation tient en trois lettres : PSA. Le grading, processus d’évaluation de l’état d’une carte par un organisme spécialisé (PSA aux États-Unis, PCA en France), a fait entrer le JCC dans une nouvelle ère.
Une carte notée « 10 Gem Mint » peut valoir dix fois plus que sa version non notée. Cette certification rassure les acheteurs, standardise la valeur et alimente un marché où l’esthétique, la rareté et la condition deviennent les piliers de la spéculation. Pour certains collectionneurs, envoyer des cartes en grading est devenu un investissement à part entière, avec une logique proche de celle des marchés financiers : arbitrer, valoriser, vendre au bon moment. En parallèle, les sites comme Cardmarket ou eBay fonctionnent comme des bourses où les fluctuations de prix sont suivies au jour le jour.
Pourquoi la production ne suffit-elle toujours pas ?
Une demande plus large, plus volatile, plus gourmande
En apparence, tout a été fait pour endiguer la pénurie.
Avec 9,7 milliards de cartes imprimées sur la saison 2023–2024, The Pokémon Company a battu tous les records de production. Pourtant, les rayons sont toujours aussi vite vidés.
Pourquoi ? Parce que la demande, elle aussi, a changé de nature. Elle ne se limite plus aux enfants collectionnant pour le plaisir. Depuis 2024, avec l’arrivée du jeu mobile Pokémon TCG Pocket, une nouvelle génération a été initiée au JCC. En parallèle, les trentenaires et quadragénaires, nostalgiques de leurs premières cartes, reviennent en force avec un pouvoir d’achat plus élevé et une appétence accrue pour les objets tangibles à forte valeur émotionnelle et spéculative. Il en résulte un public élargi, exigeant, souvent prêt à payer plus, voire à stocker pour revendre.
Un modèle pensé pour maintenir la tension
La rareté n’est pas un accident : elle est intégrée au modèle économique du JCC depuis ses débuts. The Pokémon Company publie environ quatre extensions majeures par an, chacune tirée en quantité limitée, souvent en une seule vague de production. Ce système, volontairement contraint, entretient un sentiment d’urgence chez les consommateurs et renforce la valeur perçue des produits.
À cela s’ajoutent des éditions spéciales, des coffrets collectors ou des cartes promo qui ne sont disponibles que dans des bundles ou lors d’événements ponctuels, ce qui rend leur acquisition encore plus complexe. Ainsi, une tension structurelle existe sur les stocks, où l’offre n’est jamais conçue pour satisfaire toute la demande, mais pour stimuler en permanence l’envie d’achat.
Le grading transforme la carte en produit d’investissement
Un booster n’est plus seulement un plaisir à ouvrir : il est perçu comme un ticket de loterie. En y trouvant une carte potentiellement « gradable » — c’est-à-dire en parfait état pour obtenir une note PSA ou PCA élevée — l’acheteur entre dans une logique d’investissement.
Cette dimension a profondément modifié le rapport aux cartes : désormais, leur valeur est liée à leur potentiel de certification et de revente. Une carte rare gradée PSA 10 peut multiplier sa valeur par dix, voire cent. De fait, même si les cartes sont imprimées en grand nombre, seules les exemplaires en état “gem mint” suscitent une chasse effrénée. Le grading a ainsi installé une hiérarchie économique qui reproduit la rareté, même dans l’abondance.
Contre-offensive : quotas, restrictions, dévalorisation
Des enseignes en première ligne face aux tensions
Face à la pression des clients et à l’impossibilité de sécuriser des ventes “normales”, les grandes enseignes ont dû réagir.
En France, dès février 2025, les hypermarchés comme Carrefour, Auchan ou Leclerc ont instauré des quotas stricts : un seul coffret ou une seule boîte de boosters par personne.
Certains magasins sont allés jusqu’à organiser des ventes avec bracelets numérotés ou horaires échelonnés pour éviter les attroupements.
Aux États-Unis, Target avait déjà adopté une mesure radicale dès 2021 : suspension totale de la vente physique de cartes Pokémon après une altercation armée, avec reprise uniquement en ligne. Ces décisions visent moins à satisfaire tout le monde qu’à éviter les débordements — un aveu implicite que la tension autour du produit dépasse le simple cadre commercial.
Et maintenant ? Retour à la normale ou relance de la frénésie ?
Surproduction ou nouveau pic historique ?
La stratégie de saturation du marché pourrait porter ses fruits à court terme. Trois extensions sont déjà programmées d’ici la fin de l’année 2025 (Scarlet & Violet 10, EV10.5 Noir & Blanc, EV11), avec des volumes d’impression annoncés comme “exceptionnels”. L'objectif est de désamorcer la logique de rareté en rendant les stocks plus accessibles, plus longtemps.
Pourtant, certains analystes craignent l’effet inverse. L’annonce de rééditions commémoratives pour le 30ᵉ anniversaire de la franchise en 2026 — notamment un Charizard Base Set et une Pikachu Illustrator réimaginée — alimente déjà les spéculations et les précommandes. Comme souvent dans le monde du JCC, chaque tentative d’équilibrage peut devenir un nouveau levier de tension.
La bulle va-t-elle éclater... ou muter ?
L’arrivée de Pokémon TCG Pocket, décliné sur mobile, pourrait jouer un rôle modérateur. En facilitant l’échange, la collection et la découverte de cartes en ligne, cette version dématérialisée allège la pression sur les stocks physiques.
Pour certains jeunes joueurs, c’est même une porte d’entrée alternative, moins coûteuse et plus fluide. Mais l’effet inverse n’est pas exclu : en élargissant encore la base de fans, le jeu mobile pourrait renforcer l’appétit pour les cartes physiques les plus rares.
Dans le même temps, plusieurs voix, notamment en Allemagne et au Japon, appellent à une régulation plus stricte : plafonnement des achats, interdiction des bots, voire encadrement des reventes. Si les violences en magasin se répètent, l’Europe pourrait à son tour s’inspirer du modèle japonais fondé sur des quotas rigides, et limiter ainsi la “folie Pokémon” à des proportions plus raisonnables.
Le Jeu de Cartes à Collectionner Pokémon traverse une période charnière, où la frontière entre passion sincère et spéculation effrénée devient chaque jour plus fine. Ce qui n’était au départ qu’un loisir d’enfance s’est mué en terrain d’affrontement économique, avec ses codes, ses réseaux, ses marges... et ses victimes. Tant que la rareté continuera d’être organisée, tant que la notion de “scellé” vaudra de l’or, et tant que les plateformes de revente n’encadreront pas mieux les pratiques, les tensions resteront fortes.
L’avenir dépendra des choix stratégiques de The Pokémon Company autant que de la capacité des collectionneurs à redonner sens à leur passion. Si l’automne 2025 tient sa promesse d’injection massive de stocks, un retour à l’équilibre est possible. Mais à la veille d’un 30ᵉ anniversaire très attendu, et face à une communauté toujours plus large, une chose est sûre : l’histoire du JCC Pokémon n’a pas fini de faire parler d’elle.